Cartes

Le bonheur de se perdre dans les cartes ! Les soirs de pluie, j'aime regarder les cartes, rêver sur leurs reliefs, suivre du doigt les cours d'eau et les dorsales chaotiques qui se moquent des frontières. Ces soirs d'automne, lorsque j'ai remis le poêle en route et que mes montagnes rousses sont saupoudrées de blanc, alors je me souviens de tout ce qu'on a fait dans ces "là-bas" lointains, et des portes que cela avait ouvert en nous. Je prépare un nouveau voyage vers une nouvelle montagne, qui serait plus sauvage et qui m'attend. Dans la montagne, il y a l'expérience de la frontière. Les chaines de montagne ont toujours été des frontières entre les hommes, c'est aussi le lieu de tes propres frontières, de tes limites intérieures. Il n'y a pas vraiment de terrain "neutre" ici [il y a le terrain que tu remontes, et qui parfois te malmène. Les blocs en travers du chemin, l'onglée, les gravillons qui fuient sous les chaussures, l'altitude, le vent sur les vêtements mouillés de sueur. Il y a la pente que tu redescends : la fatigue qui te fait butter au moindre obstacle, les chaussures qui emprisonnent l'avant des pieds, la chaleur parfois accablante, le soleil trop violent.] Lâche, colérique, exalté, résistant, chef de cordée, tout cela tu peux le devenir très vite sans t'en apercevoir, en quelques jours dans l'adversité de ce terrain montant ou descendant, qui te travaille. La montagne te fait vite buter contre ces aspects de toi que la société t'a appris à canaliser ou à cacher. Ces frontières en toi, il t'est donné de les regarder en face quand tu es là, dans ce chaos. Quand nous avons décidé de marcher le long de l'arc alpin du lac Léman à la Méditerranée avec Lou, nous avions comme angle d'approche, dès le départ, cette thématique de la frontière. Nous cheminions le long d'une ligne magnifique, qui sépare les pays, et surtout les hommes, qui a des enjeux économiques et politiques. Notre démarche était d'avancer en équilibre le long de cette frontière, portant en nous ceux qui tentent de la franchir en bravant les interdits dictés par d'autres. Nous n'avons pas rencontré de réfugiés dans la montagne, mais plus nous approchions du Sud, plus leur présence et leurs souffrances imprégnaient les lieux. Un mois de marche en autonomie toutes les deux, à repousser symboliquement les frontières, celles des hommes et les nôtres. Un mois pour apprendre vraiment ce que veut dire ce mot. L'image que j'ai de moi se défait en montagne, jours après jours, col après col, se défait avec la soif et la fatigue, avec le vent, se défait avec les bains dans les ruisseaux d'eau glacée. Cet abandon me déstabilise et m'attire. J'aime être sur ce fil de l'arête.

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