Le colporteur
C'était au fin fond de l'Afghanistan il y a quelques années. Nous cheminions à cheval depuis une dizaine de jours pour atteindre la haute vallée du Petit Pamir, perchée à 4200 m d'altitude, coincée entre le Tadjikistan au nord, le Pakistan au sud, et la Chine à l'est. Cette vallée marque le bout du mythique Corridor du Wakhan. Notre caravane avançait lentement, dans le froid d'un matin gris, en vue du dernier col avant le premier campement kirghize. Jusqu'à présent, dans les terres plus basses et accidentées, nous n'avions croisé que des wakhis, semi-nomades d'une pauvreté extrême, de type persan. Hommes sublimes dans leurs habits traditionnels, de haute stature, le regard clair et droit. En pénétrant la vallée du Petit Pamir, nous entrions dans le territoire des kirghizes, une poignée de familles de type mongol, semi-nomades eux aussi, à la vie dure mais vivant dans des yourtes chamarrées, et gérant des troupeaux importants de yacks, chèvres, chevaux et chameaux : une relative richesse.
Revenons à notre caravane. Nous approchions d’un col à près de 5000 m, quand nous aperçûmes un homme à dos de yack venant à notre rencontre, suivi de chevaux lourdement chargés et d'un troupeau de chèvres. Cet homme n'était pas un berger, mais un colporteur. Le premier et probablement le dernier que je verrais. Il redescendait du fond du Corridor après plusieurs mois de marche depuis les basses terres d'Afghanistan. A l'aller, il transportait tout le matériel nécessaire à une vie de nomade : ustensiles de cuisine, de couture, outillages de maréchal ferrant, petits matériaux ou objets en tout genre. Dans les campements, on prenait ce dont on avait besoin, on argumentait sur la valeur des choses, et l'homme s'en allait plus loin. C'est à son retour seulement, plusieurs semaines plus tard, qu'il récupérait la valeur de son troc auprès des familles : une chèvre, une couverture de yack, du beurre, du fromage séché, du sel... Ici, pas de monnaie, mais ce système ancestral d'échange qui rend les hommes libres et dignes. Ce qui m'a frappée, c'est le regard sombre du colporteur quand il reconnut un des hommes de notre caravane qu'il avait fourni auparavant : en le voyant ici, parti pour plusieurs semaines, qui lui donnerait son dû une fois au village ? Notre muletier, tout penaud, lui affirma que sa femme était prévenue, et que tout était prêt pour lui.
Cette rencontre sur un sentier d'Afghanistan s'est gravée en moi. A travers son voyage annuel, ce colporteur wakhi prouvait que le mot « commerce » peut ne pas être corrélé au mot « argent ». Bien au-delà, il révélait la beauté de la confiance dans les échanges, la force de la parole, le respect du travail d'autrui. Un jour je serai colporteuse moi aussi… d’histoires ?
MN
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