Le massif d'En Face


Le massif d’En Face

J’habite un plateau entre deux falaises. Un plateau du levant qui baigne dans la lumière du matin. Des adultes, des enfants tombent de ces falaises. On vit ici avec la mort de ceux que l’on a aimés ou simplement connus. Il n’y a pas d’injustice à cela. Vivre entre deux falaises magnifie la vie qui s’y déroule, la vie qui n’a pas à lutter contre la mort. On ne sait pas quand cette dernière jettera une ombre de plus sur notre Plateau, on attend inconsciemment, et on vit avec cela pleinement.

Tous les jours j’observe ces falaises, je scrute leur graphisme et leurs couleurs, je sens leurs mouvements. Elles envahissent mon paysage mental. Je vis avec le vertige de leur verticalité alors que je ne suis que dans une parfaite normalité. Je vais m’y frotter bien sûr, pour ressentir la roche contre mes mains et l’air sous mes pieds. Et ma fragilité entre ces deux assises. Mais la plupart de mes jours sont un chemin plat de mon intérieur vers un autre intérieur. Un petit chemin bucolique qui m’emmène au village puis qui me fait revenir tout simplement à la maison, sans plus d’aventure que celle de mettre un pas devant l’autre, aux extrémités du temps quotidien.

Depuis des années, ma maison est ouverte à tous vents. Jour et nuit. J’attends son retour follement. Pourtant j’ai vu la mort sur son visage. La mort après sa chute. Voir la mort et chuter soi-même de l’intérieur, complétement, absolument, sans vouloir se raccrocher aux bords du précipice. Ce jour-là, la mort a évacué la vie d’avant avec une violence inouïe, sans aucun espoir de retour en arrière. Ce jour-là, j’ai pénétré dans l’espace du grand silence, sans lutter.

Et pourtant je l’attends encore. La folie de l’attente. La folie d’imaginer inlassablement, le soir en me couchant, qu’il reviendra, qu’un bonheur entrera à nouveau dans cette maison vide. Je ne fermerai jamais cette porte. Cette folie me plait. Je me dis même que la proximité de la mort a peut-être rendu ma vie plus lumineuse, comme l’ombre rehausse l’or, lui donne un éclat profond. Le grand silence m’accompagne.

Mon lit est collé à une belle baie vitrée. Les rideaux en sont bannis. Je ne pourrais être en marge du tempo de la rotation de la terre et des différents états de luminosité que ce tempo nous offre. Mais surtout, surtout, je veux me sentir dehors alors que l’automne tape au carreau. Allongée, je peux voir les étoiles innombrables ou le ciel orageux. Je cerne le champ des vaches qui sont parties se regrouper en sous bois pour la nuit. Je devine la crête des arbres qui marquent la falaise au bout du champ. Pour finir, loin derrière cette crête, s’effaçant dans le couchant, tellement loin que je ne les ai jamais foulés, les pics du massif d’En Face. Et je peux m’endormir enfin, avec ces pics en moi qui seront le décor de mes premiers rêves de la nuit.

Quelques temps après sa chute, un soir, quand j’ai réussi à me décider à ouvrir les yeux à nouveau, j’ai remarqué qu’exactement en face de ma chambre, dans le massif d’En Face, brillaient les lumières d’un hameau. Je n’avais jamais remarqué cela avant. Il est évident que ce hameau doit exister depuis bien plus longtemps que le point de vue que j’ai depuis mon belvédère. Avant la conscience que j’en ai aujourd’hui, ou même avant ma naissance à ce lieu. Or c’est seulement depuis sa chute que je vois l’éclat de cette lumière. Je la situerais à une vingtaine de kilomètres et à environ 1400 m d’altitude. Elle ne forme qu’un petit amas brillant et vacillant le temps d’arriver jusqu’à mon lit. De jour en jour, j’ai pris l’habitude de me raccrocher à cette lumière lointaine chaque fois que les larmes montent de désespoir face à mon attente infinie. Dans la nuit, elle est devenue une accroche à laquelle je me m’agrippe. Chaque soir, mon imagination m’emmène dans de nouveaux univers dont l’origine est ce faible éclat.

Bien sûr, je n’ai parlé à personne de cette lumière qui occupe toutes mes pensées. Car on dit dans le village que je suis un être en bordure de la réalité, ce qui ne se fait pas dans notre monde. Je lis trop de poésie, je m’imagine trop d’espaces intellectuels ou sensibles sans racine, mon regard est trop errant et ma bouche trop souvent close. On dit des choses comme cela dans le village, je le sais. Je fais un peu peur aux gens. Pourtant j’attends juste follement qu’il revienne, et je ne fais que rêver de tous les possibles lumineux du massif d’En Face. Tout ceci est beau et doux, pourquoi aurait-on peur d’une personne touchant cela ?

Un soir, je perçois très clairement un signal émanant de cette lumière floue. Je ne peux pas décrypter ce signal, mais je sens son intention. Alors, je quitte mon lit, j’ouvre la porte et sors dans l’herbe humide. Je traverse le champ des vaches, doucement, vers la falaise, prudemment. Voilà le bord à mes pieds, le vide qui aspire, la lumière qui scintille. J’envoie à mon tour un faisceau lumineux de l’autre côté du gouffre. Un simple envoi émis de ma lampe frontale, qui veut seulement dire que je suis là, offerte à l’énigme.

La lumière du massif d’En Face s’est éteinte. Je ne comprends pas, je ne saisis pas ce refus, cet effacement soudain. Jusqu’au matin, j’attends son retour. Je sais attendre. Mais au seuil du nouveau jour, rien n’est réapparu. Dans la journée qui suit, l’horizontalité de mon chemin est mouvante, le bruit des autres est agressif. Je suis emprisonnée dans une parenthèse temporelle étouffante, tendue vers l’arrivée de la nuit. Je dois savoir si cette lumière était un mirage. Je dois savoir si j’existe encore pour elle alors qu’elle ne m’est plus visible. Je dois savoir si j’existe encore vraiment même si je n’existe plus pour elle. Est-ce que cette simple lumière qui me tenait éveillée, peut tout éteindre avec elle ?

Jour déclinant, champ des vaches, doucement, falaise, prudemment, bord à mes pieds, le vide qui m’aspire, je ferme les yeux. Une mer de nuage a recouvert la vallée 700 m plus bas. La vallée est un lieu dangereux, je n’y vais pas. En bas, le bruit est trop intrusif, les hommes vont trop vite, le béton et les voitures envahissent tout, la beauté a déserté ces lieux. Vivre entre mes deux falaises est la meilleure manière de rester du côté de l’humanité. Je pense tout cela en touchant la mer de nuage du bout de mon pied. Et la nuit vient doucement. Quand je la sens m’envelopper complétement, j’ouvre les yeux vers le massif d’En Face. La lumière n’est toujours pas revenue à moi, mais je découvre à mes pieds une sangle tendue vers l’horizon couchant, et un mot accroché à son point d’attache :

« Passez le fleuve de brume avant que la marée ne disparaisse.

Avancez en regardant droit devant.

Ainsi vous ne sombrerez pas. »

Quelques vers du Messager, lus au moment du départ, sonnent en moi :



Partir, c’est revivre un peu,

le cœur plus grand que les yeux



La sangle se tend sous mon pied nu. Le deuxième pas me jette dans l’inconnu. Surtout ne pas regarder en bas, ne pas imaginer la vallée sous la brume, ne pas penser à la fuite de la ligne sous mon poids. Mes bras dansent pour garder l’équilibre, mon corps est souple et épouse l’air humide tout en caressant la sangle mouvante.



La vie comme reflet

d’eau de source

Sur la peau vive

Du regard


Au dixième pas, c’est fulgurant, je le vois qui chute et qui hurle, je vois son corps qui heurte les ressauts de la falaise encore et encore. Tout mon être se convulse, je pleure et je hoquette. Je vais mourir juste par horreur de cet instant qui me revient si violemment, et ne me lâche pas. La sangle tremble furieusement, se cabre sous le poids de mon corps entrain d’exploser.



A la lisière

On cherche

une aile déchirée



Alors je relève la tête, et dans mes larmes je vois la lumière, loin, très loin, qui s’est allumée à nouveau pour me guider. La traversée du fleuve de brume a duré la nuit. Au levé du jour, je m’écroule à l’autre bout de la sangle. J’ai pénétré le massif d’En Face ! En me retournant, je vois au loin mon Plateau qui flotte dans la lumière du jour entre ses deux falaises. La brume s’est désagrégée, le gouffre est réapparu, je n’ai plus qu’à monter vers les alpages.

Jusqu’à quitter

Son calque

Et son trouble.

J’ai toujours aimé l’instant où l’on sort de la forêt pour l’étage alpin, quand la vue tout à coup s’épanouit dans un espace ouvert et clair. Je n’arrive pas à m’arrêter à mi-pente, il me faut toujours monter vers un col, voir quel horizon nouveau se cache derrière lui. Pouvoir porter le regard au loin est une manière sans réfléchir de comprendre ma place dans ce monde. Mais c’est une attirance épuisante pour le cœur, car l’imagination s’affole sans cesse, les futurs possibles toujours renouvelés étourdissent l’âme. Je grimpe sur les flancs des versants sauvages qui s’offrent à moi. Mes jambes n’ont qu’à suivre le rythme que je donne, quelques noisettes dans la poche et l’eau des ruisseaux font le reste. Je m’arrête à la tombée de la nuit au bout du massif d’En Face, à une petite coche accueillante. Quelques villages s’allument au fond des vallons. L’air est pur et léger, la brise s’est apaisée, il reste encore quelques zones d’herbe rase au milieu d’un univers définitivement minéral. J’attends dans l’immobilité du lieu. L’espace et le temps se chargent de m’envelopper entièrement. Je ne dormirai pas, il me faut être un élément de cet univers pour voir plus loin. Car je sais que la nuit venant, la lumière viendra à moi. J’attends. C’est alors qu’à l’est, en contre-haut de mon bivouac, aveuglante, elle envahit tout à coup la nuit ! Eblouie, je grimpe vers le rayon. Les blocs de pierre me font trébucher, mes mains gèlent au contact de la roche alors que mon corps tout entier est en ébullition dans cette marche d’aveugle. Dans le silence, seuls mes pas résonnent. Toute la montagne se prépare à l’instant vers lequel je suis tendue. Au sortir d’un dernier petit couloir, je découvre au sommet de l’arête… un phare ! Un phare pointant vers le ciel son feu éblouissant. Un phare comme on en trouve dans sa mémoire d’enfant, imposant, suintant l’eau de mer après une grosse tempête.

Personne ne tient la frontière

qui mène du signe au songe


J’ai ramassé un petit bout de granit que je tiens serré dans ma main. La pierre est glaciale et acérée, elle me rappelle les temps heureux où nous arpentions les couloirs et les lignes de crête sans jamais redescendre. Je tremble un peu car je sens la proximité d’une frontière. Une porte entrebâillée. Le phare est ouvert, j’entre sans toquer. Je monte les escaliers sans hésiter. Une fois au faîte du bâtiment, je sors à l’air libre, et j’ai envie de hurler dans le néant de la nuit. Je n’ai vu personne, ni beau marin à la peau salée, ni montagnard usé par les courses répétées. Personne qui aurait pu me rassurer sur le présent ou m’indiquer la suite de l’aventure. Tout ce chemin fantasque pour arriver en haut d’un phare déserté et inhospitalier !



Nul passeur n’accompagne

le passage ni l’oubli

où vient se disperser

le masque des chimères



Alors machinalement, je me retourne vers l’ouest, vers mes deux falaises de calcaire, et j’attends que le faisceau lumineux balaie cette direction. De mon Plateau, plus aucune trace. Ma maison aux portes ouvertes s’est volatilisée. Mon monde s’est effacé dans les méandres de l’obscurité. La traversée du Styx à marée haute n’a rien laissé derrière elle.

J’ai regardé encore et encore, sans trop croire à cette disparition. Assommée, je suis allée me coucher dans la salle d’optique, le granit contre mon coeur. Je crois entendre le ressac de l’eau contre la base de la tour, et son rire entre deux reflux de vagues. Oui, c’est son rire que j’entends, son rire qui donnait vie à notre monde ! Ce soir, je m’abandonne aux songes et à ce rire si bon à entendre. L’aube, si elle se lève, me dira quelle était la plus réelle des illusions… Le poème n’est pas fini.







Mariette Nodet

Extraits du poème Le Messager d’André Velter


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