Petites princesses du Pamir

Un voyage initiatique de deux mois dans le corridor du Wakhan en Afghanistan, en 2011. Lou avait 6 ans, elle tenait déjà uncarnetde voyage de manière assidue. Nous étions à cheval, à pied, au milieu d'une immensité incroyable. Voici l'article publié dans la revue L'Alpe, qui raconte ce périple inoubliable. J'en profite pour faire un hommage à Roland Michaud, grand photographe découvreur de cet Afghanistan poétique, qui s'est éteint en 2020. A pied, dans une brise tempétueuse et un soleil assommant, nous passons la frontière en traversant l’Amou Daria. Nous pénétrons une terre inespérée, celle d’Afghanistan, et cette région mythique du Wakhan. Une enfant de 6 ans piaffe de joie dans la poussière de mes pas. En surplombant le fleuve en furie, je suis envahie par celui qui a inspiré l’audace de cette aventure. En septembre 2008, Philippe achevait un vol bivouac fou en parapente biplace dans le Grand Pamir, sur les bords de ce fleuve. A peine quelques kilomètres plus au nord, côté tadjik. Son passager venait de se blesser, et leur rêve d’aller jusqu’au Petit Pamir mourait ici. Et là, « à portée de voix, l’Afghanistan. Un incroyable sentier taillé dans une falaise sur lequel passent de temps en temps des gens. Nous échangeons des regards, quelques salutations et ce sera tout. Leur histoire nous sera à jamais inconnue. Et aux quatre points cardinaux, coiffant tous les plus hauts sommets, s’étendent des rangées de cumulus comme autant de pages d’un livre que l’on ne pourra probablement jamais plus lire. » Quatre mois plus tard, Philippe se tuait en parapente. Notre fille, Lou, vient lire avec moi les pages de ce livre afghan tant désiré, et ensemble nous en écrirons de nouvelles. Nous sommes en juillet 2011, et notre objectif est de nous enfoncer dans ce fameux corridor du Wakhan jusqu’à butter contre la frontière chinoise, dans la zone la plus reculée du Petit Pamir. L’entrée du corridor est à 2 600 m environ. Une unique piste chaotique trace sa ligne incertaine au milieu d’une vaste vallée aride encadrée des sommets magnifiques de l’Hindou Kouch puis du Karakoram. Au village de Sarhad, ce n’est plus qu’une sente qui se perd définitivement dans la montagne. 10 jours de chevauchée, avec des gorges profondes, des cols à presque 5 000 m, des vallées accrochées rases et verdoyantes, et l’on pénètre enfin l’immense plaine du Petit Pamir. Dans un décor sublime, elle se love à 4 200 m entre les monts-frontières chinois, tadjiks et pakistanais. Durant un mois, nous nous élevons vers le dénuement et l’austérité de la vie des semi-nomades wakhis et kirghizes qui exploitent ces pâturages d’altitude. Notre errance croise le chemin d’hommes et de femmes qui laissent planer autour d’eux le mystère de rencontres trop furtives. Des êtres que l’on voit une fois et qui nous imprègnent une vie entière. Alam Jan Dario nous accompagne. Ce géant wakhi blond, se disant descendant d’un soldat d’Alexandre le Grand, joueur de polo et poète reconnu en son pays, habite l’extrême nord du Pakistan, juste de l’autre côté de ces montagnes. C’était l’ami de Philippe ; il se souvient encore son incrédulité lorsque le parapente se posa sur ses terres en contre bas du col Chillingi, plusieurs années auparavant. Une fois par mois durant la belle saison, il descend à cheval puis en bus à Islamabad, 300 km plus au sud, où il rend visite à des amis, et peut accéder à Internet et Face Book. De son village, Zu Tron, il lui suffit de marcher quatre jours au nord-ouest, franchir le col de Borogil, et il retrouve ses yacks qui paissent dans le Petit Pamir afghan. Ici, la frontière ne veut rien dire de plus qu’un trait imaginaire au milieu d’une même terre nommée Wakhan. La vraie frontière pour Alam est celle de la culture, et l’accès à Internet la seule échappatoire actuelle à une vie rude et peu ouverte sur l’extérieur. Du campement de Kash Goz en Afghanistan, Djaboï, comme les quelques centaines de chefs de famille kirghizes du Petit Pamir, franchit aussi ce col pour commercer, en caravane de yacks, au printemps et à l’automne. Dans la vallée de la Chapursan pakistanaise, il achète les matières premières dont sa famille a besoin, il paye en yacks ou en chèvres (un yack équivaut à 25 chèvres), et s’en revient à ses pâturages après un mois d’absence, avec une autonomie en nourriture de 6 mois. Sa femme ne fait jamais partie de la caravane qui franchit la frontière vers les bazars du nord Pakistan. La seule occasion pour elle serait le jour où gravement malade, elle serait emportée à dos de yack et amenée à Babagundi où se trouve un cimetière d’hommes saints, lieu qui devrait la guérir selon leurs croyances musulmanes… et accessoirement un petit hôpital ! Sous la yourte, venue de Chine via le Pakistan, Djaboï, passe ses journées à fumer de l’opium pendant que sa femme coud les habits de la famille avec une machine manuelle, lave les vêtements ou fait à manger, accroupie à côté du poêle central. Les enfants jouent sans bruit sur les tapis pendant que la fumée s’envole vers l’ouverture sommitale. Ils grandissent seuls, livrés à eux-mêmes. Deux fois par jour, les mères et les jeunes filles vont traire les yacks pendant que les garçons surveillent les troupeaux. La yourte est ouverte aux voyageurs d’autres camps, le thé toujours à réchauffer, et les galettes de pain prêtes à être servies à même le sol, avec un peu de crème de yack, malgré le ramadhan qui a tout juste débuté. Des cavaliers austères passent, discutent, psalmodient la prière à l’heure convenue, et s’en retournent vers l’inconnu. En croisant notre caravane, un colporteur fait halte, son cheval chargé de tout le petit nécessaire à leur vie reculée : aiguilles, boutons, ficelles, tissus, savon, ustensiles divers… Sa tournée l’emmène au bout du corridor, selon un rituel immuable qu’il opère de campements en campements, du printemps au début de l’automne : il fournit et s’allège d’abord, puis s’en revient pour récupérer son dû, animaux, qu’il revendra dans les basses terres. Un des wakhis qui nous accompagne se fait alpaguer : il n’a pas payé et ne pourra pas le faire puisque le colporteur passera à Sarhad son village, avant qu’il ne revienne lui-même. Le commerçant ambulant gesticule de colère pendant que Baloï, penaud, lui explique que sa famille lui donnera certainement ce qu’il réclame. Mieux vaut être un bon payeur avec cet homme dont on dépend étroitement. Au campement de Bozaï Gumbaz, sous son voile blanc de femme mariée, Samia élève ses deux enfants avec l’insouciance de sa jeunesse. Belle métisse (ce qui est très rare car on ne se marie pas entre kirghizes et wakhis), elle a probablement été vendue cher à l’homme qui est son maître aujourd’hui et à qui elle parle sans laisser transparaître de sentiments. Elle est forte, autoritaire. Elle sait déjà tout faire. Faisant fi de l’absence de réseau téléphonique, elle écoute son portable, comblée du grésillement de la musique qui lui arrive d’ailleurs. Ses journées sont rythmées par la présence, dans son campement, d’une école. La bâtisse a été récemment construite par le « Central Asia Institute », ONG américaine fondée par Greg Mortesson qui vise à la scolarisation des populations reculées, ou la rescolarisation après les destructions massives dues à la guerre. Une pièce pour les filles, une autre pour les garçons, un tableau noir contre le mur, quelques chaises-bureaux. Lou reconnaît son copain Ibrahim rencontré quelques jours plus tôt. Chaque lundi matin, ce petit bonhomme de 7 ans saute sur son âne, et file à travers la steppe durant une heure pour rejoindre son école. Il y reste toute la semaine, dormant sous une yourte avec les autres pensionnaires, profitant de la cuisine de Samia, et s’en retourne à la yourte familiale le vendredi soir. Son père, Osman Haji, 56 ans, s’en revient d’un voyage plus ambitieux, et exceptionnel dans une vie de semi-nomade afghan, presque autant que le voyage ultime à la Mecque. Au début de l’été, il s’est rendu à quelques milliers de kilomètres, en Turquie, dans la région de Van où s’est installée une partie de sa famille à la fin des années 70. Au temps où les Russes envahissaient leur zone de pâturage, la plupart des kirghizes a choisi l’asile politique. Lui a préféré rester avec quelques centaines d’autres familles du Petit Pamir. Les kirghizes restés en Afghanistan vivent immuablement en campements de yourtes regroupant cinq à six familles, éloignés les uns des autres d’une demi-journée environ de marche à cheval. Bibidolat égrène doucement sa vie dans l’un de ces campements, à Ush Jalgha. C’est l’été et son campement est en versant nord de l’immense vallée. De là, on domine le lac Chaq Mat Tin qui s’étire en bandes turquoises ; fin août, c’est sur ses rives que son fils, avec les autres hommes du campement, viendra couper les hautes herbes qui feront le fourrage de l’hiver, juste avant de se rendre en caravane au Pakistan pour le ravitaillement d’automne. Loin en versant sud de la vallée, on aperçoit les quelques murets des campements d’hiver, lieux désertés des hommes en cette saison mais non des Marco Polo sheep. Pour ces familles du Petit Pamir, la transhumance du camp d’été au camp d’hiver n’est donc pas longue. Bien moins longue que celle des wakhis vivant en contre bas du Petit Pamir ; aux intersaisons, ceux-ci migrent d’une vallée suspendue à une autre, et doivent emprunter des sentes délétères pour mener leurs troupeaux de chèvres, moutons et yacks vers les lieux propices à leur survie. Mais pour les kirghizes comme pour les wakhis, la montagne est une parenthèse qui se traverse d’un lieu de vie vers un autre. On s’y aventure peu en dehors de ces transhumances obligatoires, des ravitaillements saisonniers, ou de la chasse à l’ibex. Devant la yourte, le fils de Bibidolat s’est juché sur un énorme tas de bouses séchées et braille dans une petite radio. C’est le seul téléphone qui vaille ici, d’un campement à l’autre. Mais l’onde n’ira pas plus loin. A l’intérieur, Bibidolat rêve silencieusement devant les jouets de Lou. Tout autour, l’horizon est fermé et désert. Sortis du Petit Pamir par l’itinéraire scabreux des gorges, nous redébarquons à Sarhad. J’ai hâte de retrouver Albano. Cette jeune femme pakistanaise a les yeux verts profonds et la peau tannée par les éléments. Loin de Iskashim et des femmes à la burka, elle porte un simple foulard, comme toutes les femmes wakhis de ces montagnes qui sont ismaéliennes, une branche « douce » de la religion musulmane. C’est l’amour qui l’a menée de ce côté là de la frontière, et qui la tiendra là désormais, dans cette bâtisse de pierre au plafond bas où se dessine une ouverture vers le ciel. Albano et son mari Nikbart vivent entourés de pâturage verdoyants où paissent chevaux, vaches et chameaux. Eux non plus ne s’aventurent pas dans la montagne aride sauf s’ils ont l’obligation de se déplacer. Dans le village, aucun commerce, seulement des sources d’eau chaude où les femmes se retrouvent pour laver le linge et faire leur toilette. Toute la journée, des connaissances défilent dans leur maison, discutent autour d’un thé, avant de continuer leur chemin. Albano est la seule femme a avoir un potager dans le village. Elle y fait pousser de petits épinards au goût savoureux et quelques salades, le temps de répit que lui laisse le court été à 2 600 m d’altitude. Alentour, on regarde cette pratique avec indifférence. On se contente d’un régime alimentaire à base de pain, de riz, de laitage et exceptionnellement de viande. Dans sa petite cuisine, la jeune femme pétrit et cuit le pain au feu de bois, fait chauffer le riz, s’occupe du lait qu’elle vient de traire de leur unique vache, fait la vaisselle avec un rien d’eau, renifle dans son foulard, active le feu, tout en écoutant ses voisines espiègles cancaner entre deux thés. Dans la pièce principale aux estrades de tapis, la belle-mère d’Albano gît et marmonne, recroquevillée sur sa vieillesse, entourée de couvertures. Son visage tout en rides est éclairé le soir par les derniers rayons du soleil qui traversent la vitre de plastique d’une petite fenêtre. Elle me parle indéfiniment, me touche les cheveux et les mains. Je ne comprends rien et tout en même temps. Magnifique vieille femme au seuil de la mort. Retour vers le Tadjikistan. Sur le bord de la piste, je flashe des femmes aux foulards rouges déambulant vers la source, des enfants en guenille courant après les bêtes, des adolescentes chargées d’énormes fagots de bois, des hommes comblant un pan de route qui vient de s’effondrer, d’autres construisant une école. Dans Pamir, oubliés sur le toit du monde, Matthieu et Mareile Paley concluent leur expérience avec ces lignes : « la beauté dans les endroits les plus inattendus, la cruauté dans les paysages les plus magnifiques, tout est là comme tout est en nous. » Je quitte le Wakhan afghan, mais j’ai en moi la lumière récoltée sur cette terre.

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