Et au milieu trône la Montagne de Cristal

Récit d'un long voyage de 6 mois au Népal, en 2010, avec Lou, sur les traces de Philippe qui y avait éffectué un vol bivouac en parapente en 2007. Cet article, paru dans Trek Mag, a reçu le prix de la Presse Montagne en 2012. 14 avril 2007. Dunaï, Bas-Dolpo. Fin de vol bivouac. Je marche. Ma décision est prise. Rien de nouveau côté ciel. 15 h et la liesse thermique se déchaine à nouveau. De lourds cumulus mangent peu à peu le ciel qui se voile bientôt complètement avec l’arrivée d’un cumulonimbus. Ma décision est prise. C’est la fin de mon voyage. Demi-tour de cette vallée profonde, mystérieuse où seule la rivière et un étroit sentier parviennent à se faufiler. C’est pour moi très douloureux d’en finir déjà avec cette liberté si intensément vécue, et de quitter ces états quasi extatiques dans la pure action, aussi dangereuse qu’elle fût. D’en finir surtout si près de cette fameuse montagne sacrée de Cristal, vénérée des bouddhistes, et au pied de laquelle se niche une gompa haut perchée, Shei gompa. Il y a vingt ans, d’après l’auteur du « Léopard des neiges », il y vivait un ermite zen, estropié des deux jambes et qui avait atteint une espèce d’illumination. La sérénité dans l’immobilisme, chaque seconde vécue comme une vie, le chemin est encore long pour moi, celui menant à la montagne de Cristal. Je croise un tibétain avec ses chevaux. Un beau visage souriant, une tunique rouge, des perles autour du cou. « Tashi dele !» (à bientôt !) Tashi dele, oui, je reviendrai, un jour, vers ces hautes terres. 14 septembre 2010. Dunaï, bas Dolpo. Je suis à la porte du Haut-Dolpo, et je veux atteindre la montagne de Cristal, pour nous, parce que nous avions décidé que nous nous y rendrions un jour à trois. Aujourd’hui, je suis seule avec Lou, et nous évoluons au rythme lent de la marche. Lou est pleine d’entrain, heureuse de l’aventure au long cours. Moi je suis poussée par une force intérieure qui ne me fait douter de rien, mais il y a toujours cette inquiétude par rapport à ce petit bout de femme de 5 ans qui m’accompagne. Pourtant, quand l’ombre d’une peur assombrit mon visage, Lou vient me voir et me dit « Tu sais, ne t’inquiète pas pour le voyage, maman : on n’a pas eu de chance une fois dans notre vie, alors maintenant on ne peut avoir que de la chance !». Notre équipe est solide ! Nous sommes parties il y a 15 jours de Pokhara, et notre marche se terminera dans deux mois, à l’extrême ouest du Népal, là où Philippe commença son vol bivouac en 2007. Nous effectuons son trajet en sens inverse, avec une route plus septentrionale, à la frontière tibétaine, afin de cheminer sur ces hautes terres qu’il rêvait d’atteindre en vol et qui m’ont aussi toujours attirée. Depuis notre départ le 28 août, la mousson ne nous a pas épargnés, nous et notre petite caravane de 6 dolpopas. Nous essuyons les aléas climatiques et leurs conséquences très concrètes : chemins boueux, sangsues, humidité constante et affaires mouillées, cimes du Dhaulagiri bouchées. Et pourtant, l’aventure à fleur de vert fluo est belle, belle du cheminement intérieur, belle de la simplicité du rythme de la marche, belle de rencontres car cette région montagneuse est habitée de toutes parts, et les gens qui voient peu de touristes dans ce coin sont curieux. Trop curieux au goût de Lou qui aura beaucoup de mal, tout au long de notre avancée, à gérer ces intrusions, parfois peu délicates, dans son intimité. Tripotée, alpaguée de toutes parts, ma petite solitaire subit de plein fouet l’enthousiasme rude de ces gens si gentils. En 4 mois de vie au Népal, du vocabulaire acquis et une confiance en elle plus importante, elle s’en sortira finalement très bien ! 19 septembre, Ringmo, Haut-Dolpo. Ce matin, Lou mange la dernière pomme de notre garde-manger ambulant en essayant de dessiner les couleurs sublimes et changeantes du lac Phoksundo. Désormais, les menus seront peu vitaminés jusqu’à notre retour sur des terres moins hautes : dal-bat, toukpas, chao-min, beaucoup de féculents, peu de légumes, pas de fruits. Mais Chandra, guide de la caravane et ami précieux, est un népalais très futé qui nous trouvera toujours ce dont on aura besoin. A 4000 m en marchant sur un sentier vertigineux en amont des derniers bouleaux coincés au fond d’une gorge étroite, nous ressentons comme une ivresse ; nous entrons véritablement dans un monde qui n’a plus rien à voir avec le précédent, un monde avare en oxygène, un monde qui se minéralise et qui s’épure, une terre bouddhiste rude où l’on rencontre nos premières caravanes de yacks remontant du bois vers les villages isolés plus au nord. Les nuits se font froides, loin en dessous de la barrière du zéro, mais la sécheresse de l’air et notre équipement technique font que l’on ne souffrira jamais du froid plus que de raison. On s’habitue vite à se laver dans les rivières gelées, à faire chauffer les vêtements dans le duvet avant de s’aventurer dehors pour le thé matinal, à profiter du soleil qui tape en journée, à choisir le repos à l’abri du vent, à faire feu de tout combustible, à se calfeutrer dans la tente la nuit tombée à 18 h, le moment idéal pour avancer un peu le CP de Lou... Les journées s’étirent en marche, de cols en vallées étroites, d’alpages estivaux en villages oasis où les terrasses d’orge sont entrain d’être moissonnées. A l’ombre de la montagne de Cristal, je monte en pèlerinage à la gompa de Shei, accrochée dans la falaise. Le lama n’y est pas, il fait ses études à Katmandou, mais le gardien des lieux m’y accueille. Je me sens écrasée par la solitude, l’austérité, la beauté de cet havre spirituel. Ce soir, Lou veut faire décoller un ballon de papier de soie qu’elle a emporté pour l’occasion. Sous la voute céleste, nous essayons de libérer ce petit symbole de fragilité vers son papa. Mais l’altitude, 4200 m, aura raison de ce bout de chiffon, ses cendres resteront ici, dans cette petite vallée verte, au milieu des dzous et des yacks, où quelques tibétains semi-nomades passent l’été. A quelques kilomètres de la frontière tibétaine, nous faisons halte dans un village-écrin, Komas, où l’ami Christophe qui nous accompagne, finance la construction et le fonctionnement d’une école. Nous vivons ici la pleine mesure de cette culture tibétaine tellement étonnante, la mesure surtout d’une vie extrêmement reculée, à des dizaines de jours de marche du premier dispensaire, du premier lieu de ravitaillement que ce soit du côté chinois ou du côté népalais. Ici, on mange de la farine d’orge trempée dans du thé salé au beurre de yack, des soupes de pâtes épicées, de la viande pour les occasions, mais aussi toutes ces cochonneries chinoises qui arrivent deux fois par ans, transportées par les yacks, quand les villageois profitent de l’ouverture de la frontière et s’en vont échanger leurs grains contre des produits manufacturés et du sel tibétain. Durant une semaine, nous ne rencontrerons que le ciel immuable sur nos têtes, l’herbe rousse de ces immenses vallons, les ocres de la montagne qui envahit l’infini, les drapeaux de prières qui claquent au vent des cols : notre itinéraire, touchant la frontière, nous perd dans une zone d’altitude déserte et magnifique où personne ne passe : plusieurs cols entre 5200 m et 5600 m nous mènent toujours plus vers l’ouest, vers l’introspection, vers la nudité intérieure. La rudesse de la marche et du climat entament le physique de tout le monde, et même si Lou est portée la plupart de ces longues journées (nous lui avons trafiqué un panier confortable et elle a un porteur pour elle), elle accuse le coup sérieusement. Mais dès la redescente en-dessous de 4000 m, les organismes se refont, et le moral de notre « Putali » (nom népalais de Lou) remonte en flèche. L’énergie qu’elle récupère en quelques jours lui redonne l’enthousiasme des premiers jours, la joie de la découverte, la volonté de marcher, de comprendre, d’observer, de jouer aux moindres pauses. Bonheur que d’être un enfant ! On se laisse porter ainsi le long du chemin, pendant plusieurs semaines encore, redécouvrant à nouveau un paysage montagnard qui grouille de monde, avec ses terrasses de rizières, de blé ou de maïs en pleine récolte, ses gens affairés qui marchent à nos côtés, souriants et curieux des premiers étrangers qu’ils voient quasiment. Nous sommes dans la région la plus pauvre du Népal, et elle nous émerveille par son débordement de vie, par l’ouverture de ces paysans, par la douceur des couleurs et des formes qui nous ressourcent. Lou marche désormais assez longtemps dans la journée, suivie de son porteur Kancha, qui la porte quand la fatigue se fait sentir. Elle n’est pas toujours douce avec lui, frustrée de ne pas être comprise immédiatement. Je la surprends même un jour entrain de le frapper avec un fémur de cheval trouvé sur le chemin pour qu’il s’arrête de courir en la portant. Mais elle sait aussi être une petite fille délicieuse et affectueuse, aidant pour installer le camp chaque soir, faisant des blagues et des dessins pour chacun, faisant la lessive de son linge avec assiduité et joie, se lavant en rigolant avec l’eau gelée des torrents. Toutes les deux, nous reprenons nos grandes discussions sur tout et rien, eux et nous, la pauvreté, la richesse, la religion, l’infini du ciel, le mystère de la terre et de l’homme. Je vis pleinement le luxe du temps pour partager, écouter, réfléchir, méditer. Je marche sans pesanteur. 2 avril 2007. Tout à l’ouest du Far west, Népal. Je suis assis, le dos au vent, une grande carte de l’Himalaya sur mes genoux. Quelques gamins m’entourent et me dévisagent en silence. L’un deux vient à moi et m’offre un gros bouquet de rhododendron en guise de porte bonheur. Je me dis alors qu’il ne se doute pas combien je vais en avoir besoin. Nous nous sourions, je plie mes bagages d’un mois de voyage, gonfle ma voile et m’envole. Un thermique m’arrache aussitôt, et avec lui s’éloigne la perspective de devoir atterrir d’emblée dans un arbre. Car, il n’y a pas d’autres atterrissage ici possible. Partout la jungle jadis hantée de tigres. Ma tête est vide, enfin. J’ai lutté douloureusement jusque là pour contenir les flots noirs des peurs et des doutes. Quant je parviens enfin au plafond, j’active mon GPS : Shei gompa, 350 km, cap au nord-est. Aucune route, aucune ville d’ici là, seul un labyrinthe de vallées et de montagnes du grand Himalaya à survoler. Je me colle aux nuages et aux vautours, tourne le dos aux collines basses et à ses miasmes, et vise cent kilomètres au nord, l’air cristallin des plus hauts sommets. Une rampe de cumulus de plus en plus élevés m’y conduit. J’exulte enfin. Ce grand saut vers l’inconnu est une libération, l’expression ultime de ma quête de beauté et de liberté. Mes peurs et mes doutes sont balayés par cette simple joie animale dans l’action et le mouvement. 28 octobre 2010. Kopdhe. Dans ce fin fond far west du Népal, nous retrouvons enfin une piste et ses engins déglingués qui la sillonnent tant bien que mal. On réalise combien le temps s’est étiré depuis la dernière piste que nous avions quittée il y a deux mois. Combien notre monde a changé. Nous ne sommes plus les mêmes. Nous arrivons un peu par hasard à Kopdhe, ce petit village où Philippe s’envola dans l’inconnu. J’aime finir notre marche là où il s’envola, exultant de joie. Pour nous, la transhumance finit là : il n’y a pas d’exultation, il y a juste la sérénité d’avoir accompli notre petite destinée.

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